Soeurs
Ma sœur. Elle est ma demi-sœur, mais je n’ai jamais pensé à elle comme étant la moitié de quoi que ce soit. Elle est née en Afrique. « Ai plaisir d’annoncer naissance petite sœur », c’était le texte du télégramme reçu alors à la maison, et adressé à mon nom. Et je n’ai rien ressenti du tout, sinon de la consternation. C’était trop loin, trop abstrait. Je savais que j’allais devoir le dire à ma mère, et qu’elle en serait si perturbée que mes jours prochains en seraient affectés. Car alors, chaque lueur de joie qui s’allumait dans la vie de mon père en éteignait une dans la sienne. Un an plus tard, j’allais en Afrique, et rencontrai, pour la première fois, mon tout petit demi-frère né trois ans plus tôt et la encore plus petite demi-sœur qui se traînait à 4 pattes et dandinait un derrière à la Donald Duck. J’avais quatorze ans…
Je les ai revus de temps à autre, quand ils rentraient pour les vacances d’été en Belgique. Un encore plus petit demi-frère avait suivi. Mon père louait des maisons en Ardennes pour leurs retours, et puis en acheta une. Ils grandissaient tout à fait autrement que nous. Nés sous un ciel plus bleu et plus grand, avec d’autres règles, d’autres jeux, d’autres complicités, d’autres critères sociaux. Ils imitaient les Japonais qui étaient en classe avec eux, nous racontaient qu’ils aimaient tirer les serpents blancs hors de leurs trous, n’allaient pas à l’école catholique. L’aîné singeait l’accent des Sud Africains, car ils s’étaient réfugiés à Durban lors des massacres de l’indépendance. SaudAAAAfrica, SaudAAAAfrica clamait-il avec conviction. Mon frère et moi, élevés dans une discipline presque spartiate faisions nos lits et savions que l’ordre était sacré et l’exactitude la politesse des rois. Rien de tel chez les petits demis, qui avaient un joyeux désordre déroutant. Et une insouciance heureuse. Alors qu’on les cherchait en vain depuis une heure, ils sont un jour arrivés en courant, et à la demande un peu inquiète de leur mère, ma sœur a répondu, à bout de souffle et l’air ravi « On était au café ! ». Oui, le café du village, où ils avaient joué au baby-foot. Mon père avait adouci ses manières parentales, et il était moins sévère avec eux qu’il ne l’avait été avec nous. L’âge, le pays, et une seconde épouse plus déterminée à laisser ses enfants en être avaient fait leur travail.
En pleine époque hippie, elle me faisait des compliments étranges : c’est parce que tu te maquilles beaucoup que tu es si belle… (oh oui, ces yeux de biche que je peignais avec soin … quelle idée de me compliquer la vie et le visage avec ça…). En vacances avec eux, mon fiancé d’alors les aurait tous enchaînés au premier arbre venu, car ils semaient sur notre passage des dessins avec texte explicatif : Le zizi et le panpan d’untel, le zizi et le panpan d’unetelle. Peu sûr de lui et sensible aux moqueries, il les voyait mûrs pour la maison de correction et en profitait pour me rappeler que ma famille, vraiment… les mœurs y étaient franchement débridées. Surtout lorsqu’ils ouvraient la porte de la salle de bain quand il était tout nu, pour s’enfuir dans un crescendo de rires et une galopade dans les escaliers gémissants. Je les aimais tous, mais nous ne nous voyions pas assez souvent, et je restais toujours un peu déconcertée à chaque nouvelle rencontre.
Et puis elle a eu 15 ans, et moi 28. Je suis rentrée en Belgique pour un mariage et ai logé chez eux, qui alors avaient définitivement quitté l’Afrique. On nous a mises dans la même chambre. Et mon père a du venir nous gronder car nous ne cessions de parler. Elle surtout. « Tu connais cette chanson-là : mon cul, c’est pas les miches à Bardot… ? » « Noooon… » « Oh, c’est génial, écoute : mon cul, c’est pas les miches à Bardot, mon cul, il est bien plus rigolo, mon cul… » Boum boum boum au mur, mon père avait sommeil, et aucune envie d’une berceuse sur le popotin. « Bon, » reprenait ma sœur en chuchotant, je vais la chanter plus bas, écoute : Mon cul, c’est pas – tu entends comme ça ? – c’est pas les miches à Bardot … ». On est devenues amies, et complices. On se parlait partout, on se promenait pour pouvoir parler. On s’isolait dans le jardin, pour parler, parler, parler. Je vivais un grand amour à l’époque, grand amour qui horrifiait mon père, et elle et moi on en parlait. Elle avait du bon sens, mêlé à son ingénuité de très jeune fille. Qu’elle n’a pas tout à fait perdue ! Elle avait une autre structure que moi, une autre sorte de solidité. On échangeait nos forces, nos expériences. Elle était plus indépendante que moi de ce que pensaient ses parents. Moi, chaque altercation avec ma mère était vécue comme une trahison, et j’y répugnais. Je ne les ai pas évitées pour autant, mais je n’étais au fond pas certaine qu’en m’opposant à elle, j’étais vraiment d’un avis contraire, ou je voulais simplement me libérer d’elle en faisant mal. Ma sœur avait plus de liberté dans ses différences, et les affirmait avec calme et certitude.
Elle est sportive, je déteste tout ce qui me demande de courir ou sauter. Elle est filiforme, j’ai la robustesse de ma mère. Elle est distraite et égare beaucoup, je suis un fichier de classement mental. Et j’ai avalé un réveil comme le crocodile de Peter Pan, car l’exactitude reste, pour moi, la politesse des rois ainsi que la mienne. Elle est née affectueuse comme moi, mais je le suis redevenue alors qu’elle n’a jamais cessé de l’être. Elle et moi sommes d'excellentes organisatrices et complétons nos idées. Nous nous échangeons des vêtements (bon, pas ceux qui sont près du corps, entendons-nous bien ! En Afrique du sud elle m’a prêté un maillot. J’ai protesté – j’avais 10 kgs de plus qu’aujourd’hui ! – que jamais je n’entrerai dedans, et elle, terre à terre, m’a dit mais si, je le mettais quand j’étais enceinte…). Nous nous parlons au téléphone une fois toutes les 4 ou 5 semaines, de longues conversations qui vont dans toutes les directions. On adore passer du temps ensemble, faire des promenades avant que les autres ne soient levés, et on a des fous-rires complices. Nous avons passé à New York une après-midi d’hilarité parce que dans un fast food italien, elle a généreusement recouvert nos pâtes d’ail en poudre en pensant qu’il s’agissait de fromage râpé. La tête d’un vendeur de cartes postales et T-shirts, agressé par nos haleines corsées, nous a remplies d’une joie d’adolescentes pour des heures. Nous avons aussi pleuré de concert alors que je lui racontais un film à peine vu, Xiu Xiu, the Girl Sent Down. Les larmes nous tombaient dans le cou alors que je lui disais et alors, tu comprends, il l’aime mais il sait qu’elle ne le remarque même pas, et quand il lui obéit, c’est le plus grand acte d’amour que …
Sur les larmes noires qui baignent les drames familiaux, il y a des nénuphars blancs irisés de lumière. Elle en est un. J’aime beaucoup mes trois petits demis, avec lesquels je me sens aussi unie que si l’enfance nous avait tous connus ensemble. Mais c’est à elle que je dois le plus sans doute, parce que, en femmes, nous avons déniché patiemment toutes les épines que le divorce de mes parents a enfoncées ça et là, et les avons arrachées de notre mieux.
Ceci est un hommage à ma petite sœur, qui est jolie au dehors et belle au-dedans. Ceci est un hommage aux joies de la famille, du pardon, de la patience, de l’écoute. Zaza, Tètè, Coco, Fred, quel bonheur que de vous avoir dans ma vie !