Mes écrins à sommeil
Petite, je dormais dans une grande chambre avec mon frère, au second étage. Nous avions des petits lits verts à barreaux. Tous les sons m’y parvenaient, familiers, sécurisants. Le tram qui passait devant chez nous, en grinçant aux changements de temps (« Le tram pleure, il va geler » disait notre femme de ménage). Les voitures dont les pneus caressaient les gros moellons de la chaussée posés en arc de cercles. Parfois, bruit qui parlait de voyages et de mouvement, le cri d’un train que j’imaginais courant entre les vallons. Et, suivant les caprices du vent, un lointain meuglement de vache, son tiède comme l’haleine qui s’en échappait. Aux étages inférieurs, la gouvernante trottinait encore, ou quelqu’un montait les escaliers, pliant les marches qui se plaignaient toujours. Les voix chuchotaient, respectant notre sommeil d’enfants. Il arrivait aussi que Bijou, le chat, surgisse par la fenêtre. Il adorait errer de gouttières en gouttières la nuit, mais aimait la poussette de mes poupées. Il y sautait, et célébrait sa passion en faisant un pipi dont l’odeur allait nous accompagner toute la nuit, puis il venait me toucher le visage avant de repartir. J’ignorais alors d’autres peurs que celles que l’on a pour le plaisir, celle des fantômes ou du monsieur au grand sac. J’ignorais que les gens pouvaient ne plus s’aimer et emporter la sécurité d’une maison. J’ignorais que ma mère avait été une petite fille comme moi, même si elle me le disait. Ma mère enfant, c’était comme le père Noël ou Mickey Mouse. On y croit, mais ça n’a jamais le ton de la réalité. J’ignorais que je deviendrai aussi vieille qu’elle … Je savourais mes nuits dans un sommeil de soie, un sommeil qui m’emportait tous les soirs à la même heure, et me rendait mon énergie et mon avidité de vie au matin.
Autre réceptacle d’un sommeil sans retenue, cette étrange chambre… La grotte de Bibémus sur les hauteurs d’Aix en Provence. Quand le plateau n’était pas encore un lieu touristique. Quand une amie vivait dans le petit pavillon de Cézanne, en plein milieu de la pinède. Sur une couche de romarin bien épaisse, j’y ai passé plus d’une nuit, dans les rumeurs de la nature : les grillons, un hérisson sur les feuilles du chêne kermès, un appel d’oiseau nocturne. Le ciel avait cette teinte d’un bleu sombre et transparent, où luisait un semis d’étoiles. En bas, le lac Zola reflétait la lune. Le danger n’existait pas, ni le trop froid, le trop chaud, les bruits qui déséquilibrent. J’étais dans mes années de grand soleil, celui du dehors et celui qui a grandi en moi alors. Je dormais et m’enfonçais dans un repos profond, pour m’éveiller au seuil de nouveaux bonheurs. Je les savoure encore tous. Cette photo est de Jean-Louis Ballu, un ami alors aixois qui a bien connu la grotte et sa paisible magie lui aussi.
Et puis les nuits dans un autre monde, dans cette petite chambre d’un Bed & Breakfast du Nouveau Mexique. The Purple Palace. Jolie petite maison de mineur dont l’humilité d’antan avait été décorée dans le mauvais goût hippie des lieux. Ma chambre jouxtait le magasin, la caverne de Linda Baba cool, une dame dans la cinquantaine qui jouait les jeunes filles en fleur vêtue d’une longue jupe navajo de velours mauve, ses cheveux décolorés couronnés par un chapeau de cow girl, les pieds chaussés de santiags brodées. Bijoux indiens, trop maquillée, embaumant le patchouli. Dans ce surprenant déguisement elle vendait de la hippie-mania New Mexico. Ces longues jupes navaho, des encens, des anges de papier, des bougies faites à la main, des chemisiers rebrodés de dentelle, des bijoux de turquoise. De l’inutile. Le week-end, elle et toute la rue – car il s’agissait d’une seule rue avec le désert et les lions de montagne tout autour – se rendaient dans la taverne des lieux, et dansaient sur de la musique country qu’un orchestre de vieux hippies fatigués et plutôt chauves jouait en buvant de la bière. Mais ma chambre, elle, était un petit monde de silence. La nuit y avait une qualité ancestrale. « Ça fait victorien, non ? » m’avait dit Linda Baba cool en ouvrant la porte. C’était à la fois hideux et charmant. Les murs étaient peints en orange, et une jupette blanche au crochet tombait du lustre. Dans une petite niche, une baignoire ancienne à pieds de lion, où un filet d’eau sombre avait déposé un ovale luisant à l’odeur vigoureuse. C’est que nous étions sur une terre minière, et le charbon avait fait la richesse du coin avant de l’abandonner et d’en faire une ville fantôme, sauvée de l’oubli par un tourisme naissant. J’avais un lit de princesse sur un pois, haut et au matelas si épais que je n’aurais pas senti si une brique s’y trouvait. Quatre ou cinq oreillers. Et l’abrutissement du silence. Cette sensation d’être entourée de sable et de cactus, des douces courbes des montagnes naissantes. De ne rien entendre que mon cœur heureux. De me laisser emporter dans un sommeil soyeux et sans ennemis.