Love and war
Mon quartier n’est pas qu’à moi. Ni à mes voisins. Un couple de buses y habite. Charlotte la marmotte aussi, nous habitons en fait sur ses terres. Des tamias zigzaguent sous les hostas et sur les pierres. Les grains et cerises que nous déposons sur une assiette cassée sont le festin de merles américains – oh ces petits ventres dodus d’un ravissant rose orangé ! – de piverts furtifs, de geais batailleurs, de « tourterelles tristes » au nom latin enchanteur – pensez-donc : Zenaida macroura … - d’écureuils effrontés. Des biches quittent parfois les bois plus profonds pour faire un gueuleton de fleurs de jardins. Les ratons laveurs pillent les poubelles, et les lapins jouent à la statue-en-forme-de-lapin sur les pelouses. Leur truc fonctionne souvent. Pas avec mon chat, Zouzou-n’a-qu’un-œil qui semble n’avoir gardé que le bon et joue, lui, à la pierre-en-forme-de-chat-mais-qui-n’est-qu’une-pierre-inoffensive-tout-près-d’un-terrier.
Et hélàs, les lapereaux s’y laissent prendre. Un cri de peur et de douleur, un minuscule corps que la mort étreint déjà et moi, l’amour débordant de la voix, tentant de voir si un peu de calme et d’apaisement pourraient, contre toute attente, le ramener dans la lumière là, au creux de ma main. Les petits flancs qui battent sous le doux pelage, la jolie queue blanche qui tranchait si bien dans l’herbe, et puis l’œil qui se ferme à demi, se ternit. Le petit animal anonyme devient alors pour moi Tilapin, pauvre petit, pars, laisse-toi aller, c’est fini. Tristesse et fatalité. Je ne peux en vouloir à mon chat d’être un chat. Pendant quelques instants la vie de ce jeune être qui ressemblait à tous les autres devient le temple de tout ce qui compte pour moi : qu’il meure sous un regard compatissant, vite, avec mon doigt qui le caresse, sans souffrance inutile.
Parfois c’est un tamia, splendide vision topaze et ivoire qui s’efface ainsi, ou un geai dans son plumage turquoise dont l’œil se voile, déjà loin alors que les soubresauts crispent ses petites pattes.
C’est la vie des chats, c’est la mort de leurs innocents jouets, un drame quotidien sans aucune incidence sur les grands faits du monde. C’est triste et inutile.
Et bien vite je cède la place aux pépiements, grognements et petits cris de vie de tous les autres, ces heureux anonymes à plumes ou poils, en vie, affairés à se poursuivre autour d’un tronc de chêne blanc, traverser la rue comme des idiots, courir sur les câbles électriques, se secouer les ailes dans le cerisier. Petites vies bénies d’éternité fait d’un jour après l’autre.
Le long de la maison, qui était nu à notre arrivée, nous avons planté des hostas, hortensias, verges d’or, marguerites et autres plantes et fleurs pour assurer une charmille commode, passage secret à tous les petits animaux poursuivis par notre impitoyable Zouzou-n’a-qu’un-oeil.
Et parfois, nous sauvons une victime. Les tamias sont rusés et font le mort. Bien souvent ils savent rester parfaitement immobiles pendant de longues minutes, de quoi décourager le plus attentif des chats. Et puis hop hop hop, on se rue sous un trou avec un pied de nez.
Et voici le moment de vous présenter la plus chanceuse des victimes, vu sa taille : un souriceau ! Zouzou avait l’air, ce jour-là, de jouer avec une feuille, mais la feuille émettait un piiiiiip piiiiiip assez inhabituel pour un végétal. Nous sommes arrivés à le persuader d’abandonner cette proie indigne de ses prouesses – il faut dire qu’en réalité, nous l’avons pris et mis à l’intérieur pour qu’il se calme. Mais le souriceau était si affolé qu’il a couru dans ma direction, a escaladé mes jeans, fait la petite bête qui monte, qui monte et monte encore jusqu’à s’agripper comme un noyé dans mes cheveux, dont il n’avait aucune envie de partir. Au point que le castor (alias mon mari en société) a eu le temps d’aller chercher la caméra et de faire une photo ! Et une autre, et une autre encore.
Désolée pour la barrière en vinyle: c'est celle du voisin! J'essaye d'y faire grimper du chèvrefeuille ...
J’espère qu’il a retenu sa leçon et n’a plus eu confiance dans la pierre-en-forme-de-chat-mais-qui-n’est-qu’une-pierre-inoffensive…