Le baptême de crevette
On le sait, j’ai du sang de voyageurs en moi. Un zeste d’embruns marins, une pincée de routes interminables, une bonne dose d’accents et idiomes ondulant sur des notes chantantes. Je parle parfois avec les mains, à l’italienne. Je dis « mensonges » à la grecque, en me caressant le menton. Je m’exclame Oh my Gosh. Je trouve que les baisers à la confiture sont pégueux. J’ai des envies de pèbre d’ail. J’ai toujours aimé le dulce de leche dont on m’a dit que ma grand-mère le faisait si bien …
Les photos de maisons étranges me sont familières … ici la maison en Argentine où est né et a grandi le père de mon père. Ces gens faisaient la traversée pour revoir leur famille restée en Belgique, puis revenaient … c’était long, dangereux, aventureux … et il ne pensaient qu’au bonheur de revoir les leurs. De ces splendides épopées nous sont restés des menus ou listes de passagers. Toute une autre époque.
On prenait la mer, ou la mer vous prenait car elle vous gardait dans son alternance de bienveillance et de colère pendant des semaines. Une vie sociale factice et provisoire s’organisait. D’autres voyageurs, d’autres aventuriers, d’autres déracinés sympathisaient et disparaîtraient une fois le lointain rivage atteint. Prendraient d’autres bateaux, des trains, des voitures pour retrouver leur vie et leurs voisins.
On jouait au croquet, on lisait sur le pont, on prenait le soleil, on s’occupait des enfants. On s’habillait pour le soir. On discutait du menu : une vache avait été abattue, on aurait de la viande fraîche. Braisée ? En sauce ?
On consultait la liste des passagers. Mon grand-père, très facétieux (et dire que mon père a osé me soutenir pendant des années qu’il ne savait pas de qui je tenais mon goût de la moquerie …), ajoutait ses commentaires au crayon : Suisse. Mufle accompli type parvenu – Encore jolie. Poire et femme de ministre Argentine – Businessman brésilien. Esclaves et sucreries – Vieux spéculateur millionnaire – Une jolie Chilienne. Beau coup de mollets – L’élégante Française – Baedeler ambulant. Américaine du Nord, et comment ! (Il n’a jamais supporté les Américaines du nord….) – Français soiffard …
On baptisait ceux qui passaient l’équateur pour la première fois …C’est ainsi que mon père a reçu le nom de Crevette à 8 mois … et la crevette fêtera ses 90 ans en été…