A Theresa...

Publié le par Edmée De Xhavée

Theresa était une sans abri de Bloomfield dans le New Jersey. Elle avait un regard farouchement méfiant serti dans de jolies paupières que des sourcils bien nets complétaient parfaitement. Edentée. Elle avait dû, un jour, être jolie. Et peut-être même équilibrée. Mais elle n’était plus ni l’un ni l’autre. Elle était une bag lady, une silhouette que l’on fuyait discrètement sur le trottoir. Qui sait pourquoi elle m’avait prise en amitié. Je suppose qu’il y a dû avoir un épisode déterminant mais je ne m’en souviens pas. Un jour elle est entrée dans l’imprimerie où je travaillais et m’a saluée par mon nom et m’a remis trois ou quatre pages de cahier sur lesquels elle avait écrit une trentaine de lignes maladroites : my name is Theresa.

 

Et puis une sorte de description d’un viol collectif qu’elle avait subi dans le métro de New York.

 

Par la suite je la saluais toujours d’un « hi Theresa » si je la croisais, et elle me répondait tout à fait aimablement en citant mon nom. Jamais elle ne mendiait ni n’importunait. Un jour que j’étais en train de faire la file à la poste, je l’y vis aussi, peut-être à la recherche de fraicheur – ou était-ce de chauffage ? – et elle s’est avancée vers moi pour converser. Et comme Theresa était naturellement obsédée par deux choses désormais, son nom et son viol, elle m’a raconté le viol avec tous les détails que je ne demandais pas, faisant s’échauffer les oreilles de tous les honnêtes citoyens qui faisaient la file avec moi. Je ne savais comment dévier la conversation, je l’avoue. Et elle était tout à fait inconsciente du reste du monde depuis longtemps…

 

Elle m’a inspiré ce texte, publié en son temps dans une revue qui a aujourd’hui disparu.

 

New York, c’est fabuleux !

 

On m’appelle Red-Hat-Mabel. Je vis à New York City… Dangereux ? Sais pas… C’est vrai qu’on m’a volé mes deux sacs un jour que je m’étais assoupie à Central Park. Et Betty Poop, on l’a violée dans le fashion district. Mais bon, quand j’en trouve, je lis les  journaux, et ce sont des choses qui arrivent. On viole aussi dans les penthouses de Upper East Side. Et on y tue pour l’argent.

 

RefletsCher ? Non, pourquoi ? Le type qui vend des bagels et des knishes au coin de la 3ème avenue et de la quarante-deuxième rue me sert un café chaque matin. Ali, il s’appelle. Ses yeux sont sombres, encastrés dans de belles paupières un peu grasses où luisent de longs cils d’enfant. Comme à moi, il lui manque des dents, mais comme moi, il sourit avec le cœur. Si je suis dans les parages quand il ferme, il me donne ses invendus. Je partage avec les ratons-laveurs et les canards de Central Park.

 

C’est beau, New York ! Une grande ville, plein de lumières, de gens qui se hâtent en riant, de vitrines comme des portes sur un monde magique. J’y suis libre. Parfois je dors sur un banc du parc, si Betty Poop et François-le-Français sont là aussi, et qu’il fait beau. Mais s’il pleut ou qu’il fait trop froid, il y a le recoin formé par une colonne et une pile de vieilles briques à cet atelier de la rue… non, je préfère ne pas dire où, car j’y laisse mes cartons.

 

D’un banc du parc ou au bord du fleuve Hudson, mes sacs bien arrimés sous mon bras, je me laisse flotter dans l’extase d’habiter au sein de cette ville d’espoirs, de frayeurs et de quotidiens anodins. Un couple de buses à queue rousse referme son vol circulaire sur un écureuil gris, ou deux jeunes rats jouent sur les galets caressés par l’eau millénaire. Et moi, aussi libre que les nuages, je peux dire que tout ça, c’est chez moi !

 

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                                                        Cette image vient de ce site...

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Et puis, toujours pour la même revue – feue la revue – j’ai écrit sur ce fait divers tout à fait ridicule.

 

 

Marqués à vie … par les médias

 

Tout avait bien commencé pourtant : c’est sans doute en chantant et chahutant un peu qu’un groupe d’enfants noirs et latinos s’est rendu à la piscine d’un club de natation non loin de Philadelphie. Un club fréquenté par des blancs. Mais le jardin d’enfants avait obtenu cette permission spéciale pour l’été.

 

Que s’est-il passé exactement, on ne le saura jamais, mais « quelqu’un » à la peau ivoire aurait demandé à « quelqu’un d’autre » ce que faisaient tous ces petits noirs dans l’eau. Surprise, racisme, curiosité, inquiétude pour ses propres enfants, on ne sait pas, puisque le « quelqu’un » est resté anonyme et ses propos impossibles à prouver.

 

Toujours est-il qu’au lieu de mettre une sourdine à ce commentaire malencontreux, on lui a mis un haut-parleur. Les TV locales sont arrivées comme un essaim de guêpes, et camionnettes, antennes, spots, techniciens, reporters ont rapidement entouré les victimes. « Tu as des larmes aux yeux, pourquoi ? » demanda perfidement une reporter à un petit noir boudeur et mal à l’aise qui racontait ce qui s’était passé, le front plissé. Bien drillé, il a alors imité de son mieux un désespoir infini et a dit « parce que je croyais que c’était fini, moi, ces histoires de racisme… »

 

De télévision en télévision, le volume montait, ne laissant aucune chance aux enfants d’ignorer que, peut-être, quelqu’un avait eu une remarque blessante. L’incident faisait plus de bruit qu’une attaque d’escadrille d’avions. Les médias se délectaient, le visage du petit garçon en larmes passait et repassait sur les écrans. Les parents, interrogés, avaient la fumée qui leur sortait des naseaux. Le manager du club a été renvoyé : il fallait une tête en sacrifice. Et c’est avec des excuses emballées dans du papier d’argent que l’on a demandé aux chères têtes brunes de revenir s’amuser dans la piscine.  Mais la réponse fut que non, ils étaient désormais marqués à vie. Les bien pensants soupirent d’aise. L’honneur des petits noirs est sauf. Et le germe de la haine a été planté en fanfare.

Publié dans USA

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C
Il faudra que tu en fasses un recueil, un jour,de tous tes articles... Ils sont autant de témoins de notre temps, sans doute bien plus importants à écrire, lire, diffuser... que tu ne l'imagines.<br /> Le pojnt de vue d'Edmée en prime...
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E
<br /> <br /> Je sais que parfois, certains regards que l'on pose sont, en effet... un témoignage! Je ne pense pas à un tel recueil mais qui sait?<br /> <br /> <br /> <br />
M
bon dimanche
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E
<br /> <br /> Bonne semaine!<br /> <br /> <br /> <br />
M
excellent week-end, dear Edmée;-)
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E
<br /> <br /> Delightful one for you too, my dear! <br /> <br /> <br /> <br />
P
On peut dire que tu as vécu et que cette vie t'a beaucoup inspirée dans tes écrits. "tu as vécu", ça ne veut pas dire que tu n'as plus rien à vivre mais que ta vie est déjà bien pleine d'amour,<br /> d'amitié, de rencontres, ...<br /> Bon weekend.<br /> Une bonne nouvelle : il va pleuvoir!
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E
<br /> <br /> Merci pour la bonne nouvelle, Philippe... Jamais je n'aurais pensé qu'il allait pleuvoir! <br /> <br /> <br /> <br />
M
Bonjour Edmée,<br /> tes deux histoires sont très émouvantes. La première m'a fait penser à un sans abri avec qui je parlais et laissé quelque chose dans son chapeau. Cet homme avait dû être beau. Qui sait ce que la<br /> vie lui avait fait.<br /> Pour ta seconde histoire, ta conclusion est sûrement tristement vraie. La connerie humaine est sans limite et sans frontières.<br /> Un billet très intéressant qui interpelle.<br /> <br /> Bonne journée Edmée<br /> Martine
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E
<br /> <br /> Merci Martine! Ma cousine a un jour acheté des plants d'une plante "en pot" à un sans-abri. Elle refleurit tous les ans, ce qui fait qu'elle se souvient de lui... On n'est pas toujours<br /> "interpellés" par tout le monde mais quand ça arrive... je trouve que se laisser toucher est un cadeau qui fonctionne dans les deux directions! <br /> <br /> <br /> <br />