A l'ombre du grand homme...
Elle est jeune, amoureuse, modeste. On la remarque à peine, même si elle est modèle – c’est la courbe de son genou, la maigreur de son buste, la façon dont son ventre se creuse en position assise qu’il trouve plaisir à reproduire – ou poétesse passionnée qui croit trouver en lui l’essence même de ce qu’elle ressent mais exprime sans le tact de la maturité. Lui, il est déjà lui. Peintre, auteur, sculpteur, acteur… et le hasard l’a mise sur sa route.
Un peu de naïveté le séduit, tout comme le pouvoir que ses mains ont sur ces jeunes chairs et sa pensée sur cet esprit tendre. Il ne sait trop comment elle, elle toute seule, elle finit par l’encercler. Se rendre indispensable, si prévenante et humble qu’il sourit quand on lui souligne la chance qu’il a. Il s’abandonne au confort de ne plus devoir penser qu’à être lui, elle s’occupe du reste. L’intendance, c’est pour elle. Avec discrétion. Avec la vigilance d’une bête de proie. Car s’il ne le sait pas, elle le sait, qu’il est sa proie.
Souriante et anodine elle fera, de deux ou trois mots parfaitement choisis, tomber la tête de tous ceux qui, elle le sait, lui prendraient un peu de la lumière de son homme, cette lumière qui est à elle, qu’elle se mérite dans sa vie de l’invisible au sourire fermé.
Et quand il meurt, elle devient la veuve. Celle qui fut la plus proche. Qui l’a suivi pendant ses dernières années. Qui a recueilli de lui le suc même de son art et de son quotidien. Elle se décrète vestale de son souvenir – souvenir dont elle éradique tout ce qui n’est pas elle, qu’elle agrémente de moments intimes, de confidences jamais vraiment faites. Il est enfin à elle, sa chose, son souvenir, son cher défunt. Les autres femmes aimées sont des erreurs, les maîtresses des légendes, les bons amis des profiteurs, la famille des incultes.
Elle peut enfin porter le manteau de pourpre et rayonner de l’amour du grand homme qui n’est plus.