Heusy - Verviers - 2
La maison était grande et gentiment bourgeoise, avec un beau porche latéral pouvant abriter deux voitures – et surtout la calèche du cheval. Le grand vestibule central de marbre blanc veiné de gris avait encore, pendant mon enfance, la tapisserie que mes grands-parents avaient choisie, un beau papier jaune safran décoré de fleurettes sur un entrelacs de tiges montantes. Une petite salle à manger à droite, et la grande salle à manger à gauche.
Le petit salon à l’étage, et le grand salon en bas, contigu avec la grande salle à manger, formant ainsi une belle grande pièce parquetée avec une baie au centre, aux plafonds décorés de moulures. Le piano à demi-queue qui venait de la maison d’enfance de ma grand-mère s’y trouvait, mais ce n’est qu’à présent que je peux imaginer les gais échos qui naissaient sous ses doigts légers et transportaient le mot bonheur dans un souffle musical.
La cuisine était spacieuse et démodée avec une pompe qui amenait l’eau du puits jusqu’à l’évier, en plus bien sûr de l’eau de la ville ! Sur le carrelage mural blanc se détachait un petit trio de pots émaillés que ma mère a fini par utiliser comme fourre-tout. Une table et de vieilles chaises de Herve peintes en gris nous accueillaient pour manger à la cuisine, mon frère et moi quand les parents n’étaient pas là. Ma mère n’a jamais rien changé à cette cuisine, sauf le carrelage rouge et blanc qui n’a pas attendu son avis : il a hurlé au secours, qu’on me remplace, je me meurs !
Et les caves ! La cave à lessive, la cave à vin – avec, dissimulé derrière les claies et un faux pan de mur, un réduit utilisé pour cacher des membres de l’armée secrète pendant la guerre -, la cave à charbon et … la cave des surboums, que j’ai décorée, en ce temps de sorties, de dessins psychédéliques où je proclamais adorer la marijuana ! Moi qui ai fumé mon seul et unique joint à 37ans ! Il nous arrivait même d’y donner des surboums l’après-midi, et je vois encore cette gentille petite jeune fille qui, intéressée par mon frère, avait prétendu chez elle aller acheter le pain, et était venue à notre « soirée dansante d’après-midi ». Mais ma mère s’était méprise, s’était emparée de son pain de campagne en la remerciant de sa bonne idée, et l’avait transformé en tartines de pain de campagne au jambon pour les danseurs en bas !
Cette vieille et respectable maison frémissait de tous les bruits d’une demeure qui a de l’âge : les escaliers de chêne parlaient, les tuyauteries se plaignaient un peu trop, et des souris galopaient dans les murs extérieurs. Imaginer toute cette vie contre mon oreille me ravissait, tout comme le son de minuscules chutes de mortier qui dévalait sous leurs petites pattes. Certaines nuits, selon la direction du vent, par ma fenêtre entr’ouverte m’arrivait le meuglement d’une vache, ou encore le joyeux sifflement du train au loin. Ma chambre donnait sur la rue, sur le mouvant feuillage des tilleuls, le terre-plein de gravillons, les arches élégantes formées par les pavés polis et luisants de l’avenue, et la magnifique maison de Madame Leloup, dont ma mère enviait la modernité. Car Madame Leloup prenait des bains de soleil et fumait en bikini dans son jardin, bien à l’abri de ses hautes haies de lauriers, mais en vue depuis notre balcon. La roue tournant sans cesse, cette maison et son grand jardin boisé sont devenus un Delhaize et son parking…
Pour jouer nous avions, outre la chambre à jeux, un jardin de bonne taille, entouré de doubles haies avec tout au fond un potager à gauche et pigeonnier - poulailler – clapier à lapins à droite, séparés par un chemin qui se terminait par une jolie petite tonnelle où mes grands-parents avaient jadis pris le thé en savourant leur grand amour, car c’en fut un. Par la suite, ma mère a fait construire une extension et des murs à la tonnelle, qui est devenue… l’écurie. Des massifs de roses, de tulipes, un espalier le long du mur mitoyen sur lequel un poirier s’accrochait et donnait ses fruits … pour mon anniversaire, m’affirmait-on. Des arbres fruitiers ça et là : pommes d’août, reinettes du Canada, mirabelles, prunes, cerises… Des groseilles à maquereau et des groseilles rouges, des noisettes. Des bouquets de rhododendrons, des explosions de fougères, lupins, phlox, hortensias. Un tuyau et des robinets rendaient l’eau pour l’arrosage accessible jusqu’au fond du jardin. Des rangées de buis dont j’adorais l’odeur et les petites feuilles dures et concaves.
C’est mon grand-père qui avait dessiné les plans du jardin : des pelouses de gazon japonais piqueté de minuscules fleurs blanches qui sont ensuite devenues de pelouses d’herbe, plus faciles à entretenir ; des arcades de rosiers grimpants roses et rouges ; des allées de gravier qui fut plus tard remplacé par de larges dalles d’ardoise. À un certain endroit, ma grand-mère avait laissé l’empreinte du talon de sa chaussure dans le ciment frais qui jointoyait ces dalles, empreinte qui amena cette triste constatation par mon grand-père à mon père, peu après son décès prématuré : « c‘est tout ce qui nous reste d’elle ». Il ne lui a survécu qu’un an.
À suivre...