Un patchwork de visages aimés

Publié le par Edmée De Xhavée

Finalement, créer des personnages, c'est souvent faire un patchwork de tous ces gens rencontrés au fil du temps. Pour autant qu'on ait bien observé et construit un dessin précis dans sa mémoire. Car l'extraordinaire n'est pas rare. Beaucoup de gens ont au moins une période extraordinaire dans leur vie. Pour d'autres, l'extraordinaire est un banal quotidien.

Et c'est avec bonheur que je ressors ces acteurs de mon passé, leur donnant un rôle dans mes récits. Parfois ils sont presque la fidèle réplique de ce qu'ils furent, comme Michel dans Les romanichels. D'autres m'ont fait la surprise de ne pas vouloir tenir dans le script que je leur avais choisi, comme Mr Francette dans De l'autre côté de la rivière, Sybilla, qui suivra la parution des Romanichels. Inspiré d'un de mes oncles, il n'a pas eu de plaisir dans cette vie et en a exigé une autre. Et puis il y a ceux qui sont inventés sur base d'éclats de personnes réelles.

Aix en Provence, c'est ma sortie de léthargie, d'un mariage destructif, d'une observance des conventions qui  m'éteignait. Et j'ai tout un kaleidoscope de souvenirs aux couleurs multiples et gaies, une palette de visages et silhouettes qui ont enrichi ma pensée et m'accompagnent encore aujourd'hui.

Comme Jonathan. Il avait été le photographe des Beatles jusqu'à l'arrivée dans leur vie de Linda McCartney, avec laquelle il ne s'entendait pas. Tant d'argent gagné si vite! A Londres, il vivait alors sur une péniche où, généreux et inconscient, il recevait sans compter une multitude de parasites. Un nuage de hashish épaississait le fog londonien, et les poissons de la Tamise devaient avoir la gueule de bois en permanence. Les descentes de police étaient devenues banales. Une fois son argent parti ... en fumée (! ), il avait vendu la péniche et était arrivé, sans regrets, à Aix. Un grand type blond, barbu, dégingandé aux doux yeux clairs un peu protubérants, et qui éternuait tout le temps. Chaussé de godillots à semelles compensées de bois, ce qui, avec sa haute taille, le faisait marcher du pas raide de la créature de Frankenstein. Mon ami pendant un peu plus d'un an, alors que nous habitions au même endroit sur terre. Il venait souvent me voir, et nous parlions inlassablement des Indiens, et des fantômes.

Il avait acheté une maison à retaper qui avait appartenu à Philippe Encausse, le fils du célèbre Papus, (membre d'un ordre kabbalistique rosicrucien, spirite, adepte du tarot etc...) et un fantôme s'était presque matérialisé sous ses yeux, vapeur blanchâtre flottant au-dessus d'une porte alors qu'un froid glacial envahissait la pièce. Les gens qui allaient chez lui en voiture voyaient leur moteur s'éteindre, inexplicablement, lorsqu'ils quittaient la route et empruntaient l'allée de terre.

Quand je l'ai connu, Jonathan recommençait à zéro, et passait le torchon - en souriant - sur le sol des Deux Garçons (Les deux G comme on disait... ) cours Mirabeau, ce qui indignait le chef de salle. Quoi! Avoir eu la chance de faire de bonnes études, d'avoir eu de l'argent, d'être - eh oui! - un authentique Lord écossais, et jouer les Marie-clape-sabots, c'était plus qu'il ne pouvait comprendre!

J'ai souvent essayé de retrouver Jonathan, sans succès.

Ou comme Charlie Pye-Smith. Anglais et souriant, ami de mes amis Peadar, Jonathan, et Nicholas. Sérieux, l'allure d'un futur savant, concentré. Avec lui, Michel - mon compagnon -, Peadar et Nicholas, j'ai fait une interminable promenade sur le Causse Méjean, et il nous pointait tous les détails qui faisaient de cette longue marche la découverte de l'intense vie secrète des habitants des bois. Une crotte de renard ici, l'empreinte d'un sanglier là, le cri d'un lapin ... Vingt kilomètres! Ca creusait l'appétit et bandait les mollets!

Et oui, avec lui aussi les fantômes animaient les conversations. Un de ses amis avait un jour rencontré un moine sur une plage déserte, et ils s'étaient arrêtés pour parler un moment. Puis le moine l'avait intrigué en affirmant avoir la sensation étrange de ne pas savoir s'il était vivant ou mort. Lorsqu'ils s'étaient salués pour reprendre chacun leur route, l'ami de Charlie s'était retourné... le moine n'était nulle part en vue!

Maintenant, Charlie habite en France et est l'auteur de nombreux livres sur l'environnement, la nature, l'écologie, l'Inde, le Népal... On se reverra, naturellement!

Et Peadar et Nicholas, très souvent ensemble, bien que j'aie connu Nicholas en premier lieu. A l'époque, ils alternaient "faire la manche" avec la tonte des moutons. Ils se trouvaient à Carcassonne alors qu'on y tournait "Un lion en hiver" avec Peter O'Toole, et entre Irlandais, ils avaient partagé plus d'une cuite fraternelle à la Guiness en ville, reconduisant l'acteur en zigzagant dans les rues pour reprendre le tournage.

Peadar était un Irlandais né au Kenya, où son père possédait une grande ferme. Tout jeune il avait appris à piloter un avion pour se rendre d'un point à l'autre des terres paternelles. Il avait grandi avec les Masais. Il était pour moi un ami véritable, impassible et serein, attentionné. Je me souviens encore de la joie qui avait soulevé mon coeur quand il a un jour franchi, alors que je ne l'attendais pas, le seuil du magasin où je travaillais. Il a épousé une Française et vit en Californie.

Nicholas avait la plus belle voix du monde, et ressemblait alors à un gros angelot. Joues d'un beau rose Rubens, boucles blondes, joli sourire et yeux innocents. Il était né dans le Vermont d'un père sicilien (descendant du fameux Nicolà Porpora, compositeur d'opéra baroque) et d'une mère Irlandaise. Il ne fichait pas grand chose, sauf chanter, jouer de la guitare et dessiner.

                                                                 Mon chat Jérémie, vu par Nicolas...










Michel, mon compagnon, vu par Nicolas..


                                                    Le cours Mirabeau vu par Nicholas...

Je le considérais un peu comme un jeune frère, et Peadar et lui débarquaient souvent chez Michel et moi à l'improviste, revenant de Carcassonne, de la Montagne noire, d'Irlande où ils avaient joué avec Ted Furey "à la bonne franquette" et vu une Banshee dans le bus, de Sardaigne ou d'ailleurs. On mangeait, chantait, buvait, et ils dormaient avec l'abandon de la jeunesse sur des coussins par terre, parcourus par ma meute de chats, Marie-Salope, Salomé, Saxophone, Fritz, Jérémie... Rien n'était plus beau que la voix de Nicholas quand il chantait Les Tuileries de Victor Hugo, mis en musique par Colette Magny. Nous sommes deux drôles - Aux larges épaules - De joyeux bandits - Sachant rire et battre - Mangeant comme quatre - Buvant comme dix. J'avais les larmes aux yeux d'un bonheur trop intense quand il arrivait au dernier couplet Nous avons l'ivresse - L'amour, la jeunesse - L'éclair dans les yeux - Des poings effroyables - Nous sommes des diables - Nous sommes des dieux! Cette phrase, nous la hurlions dans un sourire, tandis que je formulais à chaque fois un souhait muet: que je l'entende encore une fois! Ca fait plus de trente ans que je ne l'ai plus entendu, et cependant ... j'ai toujours sa voix dans l'oreille!

Nicholas s'est marié, a deux enfants et élève des chèvres près de Carcassonne. Mais il a résisté contre le téléphone et l'internet. Nous faisons des plans pour nous revoir. C'est lui qui m'a envoyé ces dessins venus des riches heures du fan club de Michel...

Et je ne peux oublier Jeff, perdu de vue comme bien d'autres. Jeff qui était Gallois, et ne pouvait retourner en Angleterre sous peine d'y être arrêté pour ... hold-up à main armée dans une banque! Il avait donc fui son pays avec une jolie fille de bonne famille qui était trop amoureuse pour abandonner son gangster de Jeff, et en prenait un soin jaloux. Tout le monde lui avait décrit les Français comme portant un béret et une baguette sous le bras. Et le premier Français qu'il a vu en France portait effectivement un béret et un baguette! Pour gagner sa vie, Jeff lavait des vitres de magasins, et avait la charge des vitres - et des clés!!! - de la BNP... Le gangster était loin! Il venait d'un petit village gallois où on conservait dans l'église une ancre provenant d'un voilier qui était apparu, flottant dans le ciel, et qui s'était accrochée dans le clocher. Une mauvaise bagarre lui avait valu un coup de poing, le privant de la vue d'un oeil. Deux ans plus tard, l'assurance l'avait "dédommagé", et il avait fêté ça dans le même bistrot. Tournée générale. Bagarre. Et pan dans l'oeil de nouveau. Cette fois, il était crevé! Mais bon Dieu, que le Jeff que je connaissais était serein...

Et les filles, dans tout ce monde d'hommes et garçons? Adèle et rien qu'Adèle, si j'exclus des relations superficielles mais sympathiques avec des collègues, ("Jaja", "Crème Fraîche", Jocelyne, Mireille, "Titi", "Secotine" ...) et des rencontres de courte durée comme celle avec Crystelle, une jolie Alsacienne qui fut, pendant un moment, la compagne d'un ami.

Adèle est de Verviers comme moi, et m'avait tant vanté Aix et ses glorieuses beautés que j'y suis partie. Quelques mois plus tard, elle est arrivée chez moi: "J'en avais marre de Verviers, j'ai tout planté là et me voici!" Elle en a bavé un peu, car au début elle n'avait trouvé à se loger que dans une maison habitée par une série de locataires qui semblaient sortir de la cour des Miracles, dont une certaine Rose que tout le monde appelait Cirrhose et qui déambulait, les joues rouge vif et le cheveu emmêlé d'un noir Belle-Color terne, ses amples formes emballées dans une sorte de parachute rouge, comme un gros mongolfière ivre. Mais elle a fini par habiter un très joli petit studio dans un hôtel particulier de la rue des quatre dauphins, et a eu, en prime, la joie de finir dans les bras d'Alain Delon alors qu'elle sortait de chez elle au pas de course.

Un jour sa soeur Jane est venue nous retrouver en auto-stop pour le week-end. "J'ai dit à maman que je partais aux courses de Francorchamps!" nous a-t-elle dit en riant.

Amie loyale, elle m'a une fois demandé ce qu'elle pouvait me rapporter de Verviers, où elle allait rentrer pour une huitaine de jours. Du fromage de Herve, ai-je dit sans hésiter. Et elle a supporté le regard soupçonneux de ses voisins de compartiment dans le train à chaque fois qu'elle entr'ouvrait son sac.

Adèle a rencontré Patrice, qui collectionnait les reptiles et d'autres animaux, et à partir de ce moment-là, elle a souvent eu des pansements aux doigts parce que l'iguane ou les loirs l'avaient mordue. Il faut dire que jamais elle n'aurait encouru le risque de se plaindre à Patrice, parce qu'elle en était folle! Il aurait pu la mordre lui-même qu'elle aurait fait semblant de ne pas le remarquer... Un jour elle m'a confié, radieuse, qu'elle avait fait un rêve au cours duquel elle se voyait mariée avec lui, assise dans une pelouse devant une maison, et ayant trois enfants.

Ensemble on allait à la chasse aux couleuvres à colliers et tortues, ou à la chasse aux émotions tout court. C'est Patrice et elle qui m'ont emmenée la nuit près des ruines d'une tour, m'obligeant à marcher à la lueur d'une bougie (que je maudissais la brise, ce soir-là!) et m'ont fait croire que les ruches à miel de bois étaient des cercueils de nouveaux-nés! Eux-aussi aimaient les chats: Papus, Merlin (l'emmerdeur) et Cassiopée habitaient alors avec eux.

Ils se sont mariés et ont trois enfants! Et une pelouse devant la maison, ce qui est plus facile sans doute. Ils habitent en Normandie - après bien des déplacements -, et Adèle a un atelier de sculpture. Elle écrit aussi des nouvelles très sensibles et nostalgiques.

C'est à la même époque que j'ai rencontré, lors d'un voyage en stop à Paris avec mon compagnon, le sculpteur Michel Guino, qui était son ami. Michel est le fils de Richard Guino, le sculpteur espagnol qui fut les dernières mains de Renoir, alors incapable d'utiliser les siennes pour peindre à cause de l'arthrite. Une "guerre" entre les familles Renoir et Guino anime les tribunaux à ce sujet encore aujourd'hui. J'ai logé chez Michel et sa compagne Corinne rue Daguerre, enthousiasmée de leur accueil bon enfant, et tous ensemble - avec leur fille Arianne et leur beau-fils il me semble - nous sommes allés à une soirée chez Claude Clavel, un peintre qui n'est plus à faire découvrir et est aussi le père d'Olivia Télé Clavel, membre fondateur du groupe Bazooka. Je n'ai pas grand souvenir de cette soirée sauf la vue merveilleuse que nous avions depuis son balcon rue de la Capsulerie, sur un Paris la nuit qui frémissait de lumières. Je dois aussi avouer que n'ayant pas prévu ce genre d'occasion, j'étais embarrassée de m'y trouver avec ma fatigue d'auto-stoppeuse, en jeans et cuissardes de laine, et je crois 10 francs en tout et pour tout en poche pour rejoindre Aix parce que "mon" Michel avait été dépenser les 10 autres à La Couronne avec des amis! J'ai été très gnan-gnan, et en suis encore confuse...

Michel et Corinne vivent toujours entre l'atelier de la rue Daguerre et leur maison de Bretagne, et j'espère bien les revoir un jour aussi!

Mais l'ami peintre parisien que j'aimais le plus, c'était Jacques, dit "Le Maréchal". Maigre, doux, apaisant, discret, attentif, sachant écouter, regarder. Il habitait un duplex Porte d'Italie, avec sa compagne et Gwen Ha Du, (blanc et noir en breton), son chien. Un chien qui dormait le jour pour suivre son maître noctambule avec plus d'entrain. J'ai le souvenir d'une rangée d'avocatiers en pots, le long des fenêtres, d'une hauteur impressionante. Et d'un appartement bien rangé qui allait bien avec cette paix qui émanait de Jacques. Il est venu ensuite chez Michel et moi dans l'Aveyron, et ils sont allés à la cueillette aux champignons avec la joie d'adolescents tranquilles.

Visages merveilleux de mes années extraordinaires, soyez bénis car je vous aime encore!

Publié dans Aix-en-Provence

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B
C'est pas au Canada qu'on dit "s'envoyer des rochers" pour se disputer ?
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B
On se connaît un tout petit peu maintenant... et tu devines sans doute que ma vie a elle aussi, été riche en évènements, pas toujours reluisants.<br /> <br /> Je n'en parle plus jamais, car j'ai eu la chance de pouvoir recommencer à zéro et que j'oublie très vite ce qui ne m'a pas enthousiasmé ou déçu. Tant mieux ou tant pis.<br /> <br /> Toi, tu as toutes les mémoires du monde, le don inné de les raconter et une fantaisie sans limites.<br /> <br /> J'espère qu'un jour, peut-être, on sera amis.<br /> <br /> J'attends avec impatience tes Romanichels.
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E
<br /> <br /> Raspoutine faisait partie d'un mouvement "religieux" qui pensait que pour accéder à la sérénité, il fallait enfreindre tous les interdits, et s'en fatiguer. C'est un chemin comme un autre. Je ne<br /> sais pas si tu les as tous enfreints, mais tu avais en toi la semence du type bien. Et que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre, n'est-ce pas! Et attention, car les pierres<br /> ricochent!<br /> <br /> Cher Bob, nous serons sans doute amis, nous en prenons le chemin en tout cas. Si tu ne me lances pas de pierres, bien sûr!<br /> <br /> J'ai téléphoné chez Michel Guino aujourd'hui, ai eu des nouvelles de tout le monde, et dans cet heureux état d'esprit, je me sens aussi légère qu'une bonne friture faite avec OZO (tu te souviens<br /> de la pub?)<br /> <br /> <br /> <br />
U
A côté de tous les visages que je côtoie et que j'aime (ma famille, mes amis, mes collègues, mes élèves), je remercie Internet qui m'a fait découvrir des autres personnes sympathiques et intéressantes (comme Edmée) que je n'aurais jamais rencontrées dans la vraie vie et que j'ai pourtant l'impression de bien connaître... Merci aussi pour tes fréquents passages sur mon blog où çà chauffe actuellement dans les commentaires... (mais je dois reconnaître que çà fait plaisir d'être lu et de susciter le débat).
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E
<br /> Merci pour les tiens aussi, de passages! :)<br /> <br /> C'est vrai que le débat se corse sur ton blog, mais bon... au moins il est vivant, et le sujet ne laisse pas indifférents. Ca permet aussi d'entendre d'autres "sons de cloches" privés.<br /> <br /> Et oui, internet, c'est vraiment formidable, une vraie baguette magique!<br /> <br /> <br />
N
Un bien joli patchwork qui, je l'espère, continue de s'étoffer et de se colorer tous les jours. C toujours ça qui m'a fascinée en te lisant: ta capacité de dépeindre à la perfection les gens qui, si on y prend garde, se mettent à arpenter notre pièce, impatients qu'on finisse la lecture de leur description pour s'aseoir à nos côtés et faire la causette le temps d'un laps de temps...
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E
<br /> Aaaah!? Merci, en tout cas! C'est que, si on y regarde bien, il y a des gens qui sont tellement là qu'ils y restent, font leur marque, et que comme ma l'a cité mon amie Laura, devenue<br /> Bouddhiste: Est-ce qu'une distance matérielle peut vraiment nous sépare des amis? Si tu désires être près d'un ami, n'y es-tu pas déjà?<br /> <br /> <br />