Solitude en solo
C’est à plus de trente ans que pour la première fois de ma vie je me suis retrouvée « seule ». J’avais quitté la maison familiale pour me marier. Même si sans le vouloir je m’étais retrouvée à la barre de l’intendance – les urgences plomberies, coups de fil à donner, factures à traiter, rendez-vous à prendre, lettres auxquelles répondre etc… - je ne me rendais pas compte de mon éventuelle efficacité parce que je pouvais toujours m’illusionner du fait que nous étions deux pour faire face à ces péripéties ou éventuelles mésaventures à venir. Et que je m’en chargeais parce que lui… il faisait autre chose.
Quoi, je me le demande encore, sans amertume. Autres temps autres mariages.
Lui, il travaillait. Et devait se détendre à la maison. Moi je travaillais aussi mais voyons… je gagnais moins. Ca devait donc être moins fatigant. Moins important. Et les week-ends je me détendais sans doute merveilleusement en lavant repassant frottant et époussetant. Une joie sans pareille. Les joies ménagères qui faisaient pousser d’allègres trilles à Blanche-Neige et Cendrillon. Et il était important que je me dépêche car il fallait aussi … s’amuser ! Enfin, s’amuser à deux car les délires du nettoyage m’avaient déjà grisée : faire une promenade, aller chez des amis, voir un film…
Je n’ai ni amertume ni jugement, c’était juste ainsi. Education incertaine entre une génération qui avait encore fonctionné avec les principes du marito padrone-padre padrone, et de celle de la pilule et cette étrange « liberté sexuelle » à laquelle bien peu comprenaient quelque chose.
Trente ans donc et me voilà seule. Non sans mal. Je croyais que le mot échec brillait sur mon front en lettres de néon. Seule juste en dessous. Je suis allée chercher de l’aide à la maison des femmes. Elles offraient de l’aide juridique et parfois psychologique. Avec une abondante portion de féminisme au vitriol. Sans travail ni logis ni plus personne – à moins de vouloir « retourner chez ma mère » comme au bon vieux temps – je suis allée là comme on s’accroche à une bouée dans un océan trop flou pour qu’on voie au-delà des embruns. A la virago assise en face de moi qui me demandait pourquoi j’avais besoin d’aide je me suis effondrée comme une baudruche qui se dégonfle bruyamment. En larmes j’ai résumé tous les épisodes précédents : je n’ai pas de travail, pas de maison et pas de mariiiiiiiiiii ! J’avais eu beau ne pas vouloir de mari, mon éducation ne me laissait pas imaginer une vie sans. J’étais orpheline de mon avenir. De mon rôle dans la société. La femme d’untel. La virago m’a toisée sans patience et a diagnostiqué « pas de mari, c’est le moins grave ! ».
Dans les rues je ne voyais que les gens « pas seuls ». S’ils l’étaient, leur bonne mine affairée me criait que l’autre les attendait dans leur chez eux. Même ceux qui se disputaient me semblaient heureux parce qu’à deux. Tous les samedis je m’étais imposée d’aller au cinéma et jamais je n’ai vu autant de films d’amour idiots. A croire que je n’arrivais pas à toucher le fond de la commisération. Je pleurais beaucoup.
J’avais raison. Parce qu’en m’allongeant ainsi dans un lit de désespoir j’ai fini par sentir l’envie de me lever, comme Lazare qui devait être bien pressé lui aussi. Et de marcher. Je me souviens m’être achetée un saladier anglais décoré de gibier à plumes pour quand j’habiterais chez moi. Je le trouvais merveilleux, le symbole de mon nouveau moi. C’est avec impatience que j’attendais d’y servir ma première salade, mon premier couscous.
J’allais au restaurant seule et commençais à adorer ça. J’émiettais mon petit pain lentement en regardant par la fenêtre et je me sentais tellement vivante. Libre. Avec des options. Des surprises dans le futur. J’ai eu à la fois un travail et un appartement par la même amie. L’appartement était vide ou presque. Mais j’avais peint les murs en blanc et les fenêtres en jaune, et c’était plein de fougères. De lumière. Je me faisais des amies que je voyais seule… J’allais à la mer. Avec moi toute seule, ou avec mon amie Francine.
Je suis devenue moi. Pas la fille de, la femme de, la sœur de, la mère de. Juste moi. Cette solitude était en réalité une plénitude lentement gagnée. Une identité découverte.
La solitude seule était bien plus agréable que la solitude à deux que l’on sait immuable et létale.
Oui, durant les fêtes la solitude pesait plus lourd, c’est vrai. Mais moins lourd que celles passées dans la solitude à deux, dans une joie de vivre courageusement imitée pour ne pas gâcher l’humeur de l’autre.
Et je sais maintenant pourquoi j’aime tant les tableaux d’Edward Hopper, qui parlent de plénitude. Tout au moins, c’est ce que j’y écoute…