L'amour au fil de l'eau
Cette jeune fille d’un autre temps est ma grand-mère paternelle, Suzanne. Elle se dresse de tout son bonheur de jeune fiancée dans la barque familiale, l’Albert 1. Debout comme elle, son père, Henri. Elle est si heureuse. Entourée d’amour et de joie, elle a grandi avec sa soeur Yvonne et son frère Paul dans une grande maison remplie de merveilles, et est amoureuse de … son voisin, mon grand-père. Elle était alors une des plus jolies filles de la ville, avec sa peau mate, son long cou élancé, sa joie de vivre, sa simplicité. Elle chantait toujours, me dit mon père, ou elle jouait du piano. Mon grand-père en était fou, et restera très épris toute sa vie.
Moi aussi je chante toujours, j’incline la tête comme elle, et ai reçu son long cou. Plus son amour des iris. Et sans doute une ressemblance qui va et vient, plus affirmée lorsque j’étais plus jeune puisqu’aux funérailles de Paul, ma tante Yvonne était si bouleversée qu’elle ma prise pour Suzanne, sa soeur et la première à s’en être allée avant même que mes parents ne se rencontrent, et m’a dit désolée: “Oh Suzanne, il t’a réclamée tout le temps…”
Mais à l’époque plus heureuse de cette photo et du temps de leur jeunesse, bien souvent le fiancé – mon futur grand-père – fut-il invité à séjourner à la villa de vacances au bord de l’eau blanche dans le namurois, et il s’éprit des lieux avec l’enthousiasme du jeune-homme qu’il était. Et bien que la photographie fut alors un coûteux passe-temps, nous lui devons de précieux moments de la vie de la famille.
Qu’elle se sentait jolie, la petite Suzanne, avec son chemisier neuf et sa longue jupe marron sur l’eau ensoleillée où dansaient, furtives, les truites mouchetées. Non loin de là sur la gauche, il y avait les chutes, que l’on n’approchait pas mais dont on voyait le bouillon rugissant. On passait au contraire sous le petit pont parcouru de taches de lumière, et sous la voûte duquel on s’amusait à faire rebondir l’écho de la voix. Toute la paix simple se trouvait là, je l’ai éprouvée aussi bien des années plus tard, alors que Suzanne reposait depuis trop longtemps dans une tombe auprès de son époux – qui ne lui a survécu qu’un an, amour oblige: même la mort ne les a pas tenus séparés longtemps.
Plus loin sur la rivière, il y avait une petite cabine de bain entourée d’herbes hautes, nénuphars, et menthe à l’odeur chantante. Les sauterelles faisaient trembler les herbes, éclairs verts qui s’accrochaient parfois aux jambes nues, cause de rires et de sautillements amusés. Quand Suzanne et sa soeur eurent leurs enfants c’est avec le goût du souvenir de leur propre enfance dans l’onde tiède qu’elles les y emmenèrent, retrouvant leurs parents et les délices d’un été en famille. Quel bonheur que d’êtres filles et mères à la fois, responsables de petites vies mais cajolées par des parents pour qui elles restaient les petites. On prenait la barque au pied de la villa, les hommes ramaient un peu et la baignade était presque à portée de voix, au-delà de la chute, au-delà du pont. S’il y avait des journées de pluie, personne ne s’en souvenait, seul le soleil habite encore la mémoire de mon père, l’unique survivant parmi les gais enfants de cette photo.
Le frère de Suzanne, Paul, avait épousé une pétulante jeune fille de Daelhem – un regard délicieux qu’elle a donné à sa fille, le plaisir de faire les confitures, et ce commentaire qu’elle m’a un jour fait dans la cuisine “Ah ! Que la voix de certains hommes peut être troublante!” - , tandis que son cousin avait jeté son dévolu sur la soeur! Deux ravissantes coquettes qui ont eu tant de goût à la vie que l’une d’elle n’est partie qu’à 99 ans et l’autre à 104. On allait donc aussi à Daelhem, où mon grand-père a aimé garder pour toujours le souvenir de cette promenade le long de la Berwinne. Suzanne – qui aimera toujours les chapeaux – lui sourit avec la confiance d’une femme qui est la femme de la vie de quelqu’un, lui donnant dans son sourire quelque chose d’elle que lui seul connait et décèle.