Le passé était bien là
Me voici de retour de ce court séjour dans ma Belgique natale, maintes fois quittée et revisitée.
Bien des choses à raconter prochainement, notamment la rencontre avec d'autres auteurs de Chloé des Lys, rencontre tournée vers le futur, puisque nous espérons tous nous revoir et nous revoir encore. Jusqu'à plus soif! Et qui s'est conclue par une grisante soirée-cabaret sous la tutelle de Bob Boutique en maître de cérémonie et que je vous narrerai par le menu la semaine prochaine.
Mais c'est du passé que je parlerai aujourd'hui, parce que mon esprit erre avec persistence dans le souvenir de ces 10 jours, et de toutes ces années belges qui ont nourri mon être de cette vibrante "belgitude".
Maison-Bois, d'abord, dont je parlais dans un autre post, avec cette superbe ferme traversée par la route. Autrefois, nous y passions tirés par Falinette, le nez rouge de froid, les oreilles protégées par d'affreuses cagoules rouges, ou les cheveux remués par le vent tiède de l'été. Plus loin, il y avait la ferme d'Hubert, qui avait caché pendant la guerre un ami de ma grand-mère, le fameux capitaine William Heyer, cavalier hollandais de la Haute Ecole viennoise. Avec sa femme Tamara, danseuse russe, il s'est enfui en Amérique où il a tourné dans deux films. Il a continué d'envoyer des cartes postales à ma grand-mère jusqu'à sa mort.
Séjour à Beaufays, où l'odeur et la vue des vaches m'ont enchantée. Et ces haies de noisetiers, d'aubépines! Ces ombrages de troènes parfumés, ces prairies pleines de fleurs de carottes sauvages, de mauve, de bourrache. Ces orties! Ces coquelicots impertinents! Ces clôtures envahies de houblon! Ces tourniquets qui permettent de passer par les prairies, où seule l'herbe couchée indique le tracé du "sentier communal". Ces clochers qui jaillissaient de la brume, une brume qui est restée collée au monde pendant trois jours, trois jours dans un voile laiteux troué par le vol des pies et d'un héron majestueux. Tout près de Beaufays se trouve un lieu-dit, et de ce lieu-dit, qui autrefois était un hameau, est issue ma famille. Nous tous qui portons ce même nom arrivons de cet endroit. Trois d'entre nous, un nous au sens large puisque je n'ai aucune idée de quelle branche ils sont issus, sont enterrés aux Etats-Unis, deux dans l'Illinois et un dans le Missouri. Deux frères semble-t-il, qui sont restés sans descendance. Un des deux a fait la guerre d'indépendance pour un pays qui était peut-être devenu le sien... De Beaufays au cimetière Bankert dans le comté d'Alexander en Illinois, il y a du chemin et bien des espoirs! Et toute une histoire que nous ne connaîtrons jamais.
Retrouvailles avec Annick, ma première "meilleure amie". La petite Annick, comme disait ma mère. Titanic, comme s'est amusé à dire mon père cette fois-ci. Charitablement nous avons convenu que nous n'avions pas changé, et nous comprenions ce que nous voulions dire: nous nous sommes reconnues, les traits principaux sont restés les mêmes, et ce sont ceux-là que nous avons regardés avec un plaisir non dissimulé. C'était bon d'évoquer nos mères encore jeunes d'alors, qui nous laissaient jouer, faisaient des confitures, cousaient ou tricotaient dans une pièce, et de revoir nos maisons avec les yeux de l'autre. Chez elle il y avait une veranda, où poussaient des grappes de raisin. Beaucoup de fruitiers dans le jardin, et un poulailler dans lequel nous allions nous asseoir le derrière dans la terre, recroquevillées sous l'abri alors que les poules, ulcérées, nous faisaient place en chantant une protestation plaintive. Chez moi, nous jouiions à l'assassin du dimanche de haut en bas et hurlions de frayeur alors que ma mère riait de nous voir aussi prises par l'action. Je suiiiiis l'assassiiiiiiiin du dimaaaaaaaaanche, grondait l'une en cherchant l'autre qui gémissait de peur cachée derrière un bahut liégeois ou une haute corbeille à linge sale.
Je suis passée devant la maison de ma tante. Une maison de maître magnifique, avec loggia, conciergerie, fontaine florentine importée dans le jardin dont les murs étaient ornés de bas-reliefs antiques italiens. Les pierres blanches des sentiers étaient nettoyées une par une à l'eau de javel une fois par an! Une entrée et un vestibule en marbre de carrare, à lambris, aux plafonds hauts et décorés à l'or fin. Un escalier de chêne blond, travaillé, large, surmonté d'un gigantesque tableau représentant une bacchanale que mon frère et moi aimions beaucoup pour les fesses nues et musclées d'un athlète buveur au premier plan. Des oeuvres d'art dans toutes les pièces, un buste de Donatello, un authentique Delacroix, des livres rares spécialement reliés à Florence... Oui, une maison magnifique, qui n'a pourtant abrité que le silence et la crainte. Ma grand-tante, qui autrefois avait été une petite fille boulotte et espiègle, était devenue une furtive silhouette qui passait en silence, mettant le doigt sur la bouche, et nous emmenait directement à l'étage où on pouvait enfin reprendre son souffle. Elle semblait persuadée que monsieur son époux, qui avait son cabinet de consultations au rez-de-chaussée, allait surgir et la dévorer s'il entendait le moindre bruit. On ne riait pas, on n'avait jamais joué, on n'osait aimer, on attendait la mort avec patience. Seul le chien ne savait pas qu'on ne pouvait s'amuser, et jouissait d'une immunité canine qui lui permettait de faire la fête aux jambes de tous les visiteurs. Tout le monde est mort, de non-existence, de non-amour, d'une solitude lourde comme le deuil de soi. La maison est passée à d'autres mains, et aucun esprit ne l'habite plus, car je n'ai eu aucun souvenir nostalgique en la dépassant.
Liège. J'y avais ma marraine, secrétaire d'un avocat. Je la trouvais très sophistiquée, l'enviais d'habiter un appartement quai Van Beneden où elle trottait sur ses talons hauts et serrée dans sa jupe droite. Nous, nous avions une maison, un jardin, ma mère ne travaillait pas, et je la trouvais démodée face à ma marraine! Et Liège me donnait une impression tellement citadine, en comparaison avec Heusy, où nous allions encore chercher le lait et le beurre à la ferme, et que ma mère, avec coquetterie, s'obstinait à appeler "le village". C'est vrai qu'en vingt minutes à pied à peine on était en ville, et que la soeur aînée d'Annick habitait déjà un des premiers "buildings". Le building de Jacqueline, comme nous l'appelons encore.
C'est si bon de constater que toutes les choses heureuses sont toujours là, remisées dans ma mémoire, et qu'il suffit d'un parfum, d'un coup d'oeil sur un paysage, d'une saveur ou de l'écho d'une voix pour les dépoussiérer, les gonfler d'un souffle discret mais vaillant, comme le baiser d'un prince charmant. Le prince du temps, peut-être...
Bien des choses à raconter prochainement, notamment la rencontre avec d'autres auteurs de Chloé des Lys, rencontre tournée vers le futur, puisque nous espérons tous nous revoir et nous revoir encore. Jusqu'à plus soif! Et qui s'est conclue par une grisante soirée-cabaret sous la tutelle de Bob Boutique en maître de cérémonie et que je vous narrerai par le menu la semaine prochaine.
Mais c'est du passé que je parlerai aujourd'hui, parce que mon esprit erre avec persistence dans le souvenir de ces 10 jours, et de toutes ces années belges qui ont nourri mon être de cette vibrante "belgitude".
Maison-Bois, d'abord, dont je parlais dans un autre post, avec cette superbe ferme traversée par la route. Autrefois, nous y passions tirés par Falinette, le nez rouge de froid, les oreilles protégées par d'affreuses cagoules rouges, ou les cheveux remués par le vent tiède de l'été. Plus loin, il y avait la ferme d'Hubert, qui avait caché pendant la guerre un ami de ma grand-mère, le fameux capitaine William Heyer, cavalier hollandais de la Haute Ecole viennoise. Avec sa femme Tamara, danseuse russe, il s'est enfui en Amérique où il a tourné dans deux films. Il a continué d'envoyer des cartes postales à ma grand-mère jusqu'à sa mort.
Séjour à Beaufays, où l'odeur et la vue des vaches m'ont enchantée. Et ces haies de noisetiers, d'aubépines! Ces ombrages de troènes parfumés, ces prairies pleines de fleurs de carottes sauvages, de mauve, de bourrache. Ces orties! Ces coquelicots impertinents! Ces clôtures envahies de houblon! Ces tourniquets qui permettent de passer par les prairies, où seule l'herbe couchée indique le tracé du "sentier communal". Ces clochers qui jaillissaient de la brume, une brume qui est restée collée au monde pendant trois jours, trois jours dans un voile laiteux troué par le vol des pies et d'un héron majestueux. Tout près de Beaufays se trouve un lieu-dit, et de ce lieu-dit, qui autrefois était un hameau, est issue ma famille. Nous tous qui portons ce même nom arrivons de cet endroit. Trois d'entre nous, un nous au sens large puisque je n'ai aucune idée de quelle branche ils sont issus, sont enterrés aux Etats-Unis, deux dans l'Illinois et un dans le Missouri. Deux frères semble-t-il, qui sont restés sans descendance. Un des deux a fait la guerre d'indépendance pour un pays qui était peut-être devenu le sien... De Beaufays au cimetière Bankert dans le comté d'Alexander en Illinois, il y a du chemin et bien des espoirs! Et toute une histoire que nous ne connaîtrons jamais.
Retrouvailles avec Annick, ma première "meilleure amie". La petite Annick, comme disait ma mère. Titanic, comme s'est amusé à dire mon père cette fois-ci. Charitablement nous avons convenu que nous n'avions pas changé, et nous comprenions ce que nous voulions dire: nous nous sommes reconnues, les traits principaux sont restés les mêmes, et ce sont ceux-là que nous avons regardés avec un plaisir non dissimulé. C'était bon d'évoquer nos mères encore jeunes d'alors, qui nous laissaient jouer, faisaient des confitures, cousaient ou tricotaient dans une pièce, et de revoir nos maisons avec les yeux de l'autre. Chez elle il y avait une veranda, où poussaient des grappes de raisin. Beaucoup de fruitiers dans le jardin, et un poulailler dans lequel nous allions nous asseoir le derrière dans la terre, recroquevillées sous l'abri alors que les poules, ulcérées, nous faisaient place en chantant une protestation plaintive. Chez moi, nous jouiions à l'assassin du dimanche de haut en bas et hurlions de frayeur alors que ma mère riait de nous voir aussi prises par l'action. Je suiiiiis l'assassiiiiiiiin du dimaaaaaaaaanche, grondait l'une en cherchant l'autre qui gémissait de peur cachée derrière un bahut liégeois ou une haute corbeille à linge sale.
Je suis passée devant la maison de ma tante. Une maison de maître magnifique, avec loggia, conciergerie, fontaine florentine importée dans le jardin dont les murs étaient ornés de bas-reliefs antiques italiens. Les pierres blanches des sentiers étaient nettoyées une par une à l'eau de javel une fois par an! Une entrée et un vestibule en marbre de carrare, à lambris, aux plafonds hauts et décorés à l'or fin. Un escalier de chêne blond, travaillé, large, surmonté d'un gigantesque tableau représentant une bacchanale que mon frère et moi aimions beaucoup pour les fesses nues et musclées d'un athlète buveur au premier plan. Des oeuvres d'art dans toutes les pièces, un buste de Donatello, un authentique Delacroix, des livres rares spécialement reliés à Florence... Oui, une maison magnifique, qui n'a pourtant abrité que le silence et la crainte. Ma grand-tante, qui autrefois avait été une petite fille boulotte et espiègle, était devenue une furtive silhouette qui passait en silence, mettant le doigt sur la bouche, et nous emmenait directement à l'étage où on pouvait enfin reprendre son souffle. Elle semblait persuadée que monsieur son époux, qui avait son cabinet de consultations au rez-de-chaussée, allait surgir et la dévorer s'il entendait le moindre bruit. On ne riait pas, on n'avait jamais joué, on n'osait aimer, on attendait la mort avec patience. Seul le chien ne savait pas qu'on ne pouvait s'amuser, et jouissait d'une immunité canine qui lui permettait de faire la fête aux jambes de tous les visiteurs. Tout le monde est mort, de non-existence, de non-amour, d'une solitude lourde comme le deuil de soi. La maison est passée à d'autres mains, et aucun esprit ne l'habite plus, car je n'ai eu aucun souvenir nostalgique en la dépassant.
Liège. J'y avais ma marraine, secrétaire d'un avocat. Je la trouvais très sophistiquée, l'enviais d'habiter un appartement quai Van Beneden où elle trottait sur ses talons hauts et serrée dans sa jupe droite. Nous, nous avions une maison, un jardin, ma mère ne travaillait pas, et je la trouvais démodée face à ma marraine! Et Liège me donnait une impression tellement citadine, en comparaison avec Heusy, où nous allions encore chercher le lait et le beurre à la ferme, et que ma mère, avec coquetterie, s'obstinait à appeler "le village". C'est vrai qu'en vingt minutes à pied à peine on était en ville, et que la soeur aînée d'Annick habitait déjà un des premiers "buildings". Le building de Jacqueline, comme nous l'appelons encore.
C'est si bon de constater que toutes les choses heureuses sont toujours là, remisées dans ma mémoire, et qu'il suffit d'un parfum, d'un coup d'oeil sur un paysage, d'une saveur ou de l'écho d'une voix pour les dépoussiérer, les gonfler d'un souffle discret mais vaillant, comme le baiser d'un prince charmant. Le prince du temps, peut-être...