Un écho de sabots sur la drève...

Publié le par Edmée De Xhavée

Ma mère adorait les chevaux. Elle avait grandi avec eux, et en avait toujours eus. Et un jour mon père lui a acheté Faline, une petite jument grise que ma grand-mère qualifia ironiquement de petit cheval de boucherie, car Faline n'était pas un canon de beauté équine! Mais qu'on l'aimait, notre Falinette! Elle fut accompagnée d'une ravissante calèche noire avec de fins traits jaunes qui en soulignaient les lignes, et une capote noire.

Chaque week-end, si le temps le permettait, nous allions faire une promenade "en Falinette". S'il faisait froid, un grand plaid orange à lignes noires et blanches nous couvrait les jambes, mais si en revanche il faisait chaud, nous faisions une halte dans le bas de la rue Jean Gome, à la boulangerie-pâtisserie Majérus pour y acheter un cornet de glace. Mon frère, plus jeune que moi de deux ans, insistait toujours pour avoir une boule trop grosse qu'il tentait de manger assez vite avant qu'elle ne fonde, et se plaignait de maux de têtes après. On avait beau le lui rappeler, la fois suivante il recommençait! Ma mère remettait Faline en route d'un frôlement de son fouet et d'un claquement de gorge. L'odeur de la petite jument se mêlait à celles de la glace, de la campagne, des fermes que nous dépassions. A chaque tournant nous devions changer l'orientation du petit poste à transistors vert.

On passait devant une carrière que nous surnommions "le petit désert" car à nos  yeux d'enfants intoxiqués de westerns, ça ressemblait à un mini-paysage sorti d'un film de John Ford, et des Indiens ne nous y auraient pas vraiment surpris!

C'est là que, maintenant, ma mère repose en paix et que résonne encore pour elle le bruit des sabots heureux de Faline, j'en suis sûre.

Sur la drève de Maison-Bois, un petit trot faisait se dresser les oreilles de la jument et nous grisait le visage.On traversait de part en part, par les deux portes de l'enceinte, la magnifique cour de ferme au pas, les roues cahotant sur les gros pavés. C'était comme l'entrée miraculeuse dans un autre monde au milieu de cette longue drève macadamisée et battue du vent qui semblait rester au-delà des murs, ne faisant que taquiner les brins de pailles et plumes de poules.

Un jour mon père, de retour d'Afrique ou d'Amérique du sud, nous a accompagnés. Comme toujours c'était ma mère qui tenait les rênes, mais la promenade a eu, cette fois-là, une saveur exceptionnelle car nous étions tous ensemble, un peu serrés. Mais quel plaisir! Sur un petit chemin de terre qui serpentait dans le bois de Sohan, une roue s'est entêtée contre une pierre, et mon père est descendu de la calèche pour enlever du poids et aider Faline. J'avais, à 6 ans au plus, trouvé ce geste très élégant... La journée était parfaite, le soleil traversait le feuillage et les fougères, très abondantes à Sohan, tapissaient le sol au pied des arbres d'un plumetis de vert teinté d'un brun timide.

Il nous est arrivé aussi d'être surpris par une averse, et la capote ne pouvait pas grand chose contre la pluie dont le vent nous envoyait la morsure de plein front. Nous nous sommes arrêtés dans une ferme où on nous a donné du lait chaud. Je détestais, et déteste encore, le lait chaud et son odeur, et surtout la peau qui s'y formait comme la cicatrice nacrée et étrange que provoque une brûlure. Mais j'ai bu et dit merci! Une fois l'ondée au loin, nous avons repris notre route alors que les fermiers nous saluaient sur le seuil luisant de pluie, aimables et, j'aime à le croire, contents de la distraction que nous leur avions apportée.

Avoir Faline signifiait aussi aider aux corvées qu'elle avait ajoutées dans notre vie. Lavage de l'écurie à la créosote, chasse aux crottins, huches d'avoine ou de sucre à paille, seaux d'eau, bouchonnage. On accompagnait aussi ma mère chez le maréchal ferrant qui limait et nettoyait les sabots, remettait de nouveaux fers. Seule horreur lors de ces visites, il faisait de la tenderie, et ses murs était constellés de minuscules cages où ses petits captifs à plumes pleuraient leur liberté perdue. Nous mettions du goudron sur les sabots pour les protéger et les faire briller. Nous coiffions ses crins.

Faline était douce et patiente, et ma mère avait été fière que son article Faline, ou mon petit cheval de boucherie soit publié dans "L'ami des bêtes", avec une photo que j'avais prise où Faline lui prenait, aussi délicate qu'une colombe, un morceau de sucre qu'elle tenait entre les lèvres.

Après Faline, ma mère a encore eu des chevaux, de monte cette fois. Plus de calèche. Chipie, Katia, et  un cheval qui avait un nom espagnol que j'ai oublié. Elle adorait les chevaux et en a eu aussi longtemps qu'elle l'a pu, aussi longtemps qu'il y a encore eu des promenades presque au seuil de notre porte. Elles se reculaient de plus en plus, travaux d'autoroute et d'urbanisation obligent. Et ma mère devenait plus âgée aussi. Mon frère et moi nous moquions d'elle car elle avait acheté un livre intitulé Cheval, mon cher souci. Et nous lui disions qu'elle n'aurait jamais acheté Enfant, mon cher tourment!

Et bien qu'elle m'ait toujours suppliée de ne pas le dire, je pense qu'il y a prescription: elle me soignait de mes ganglions enflammés dans le cou avec l'embrocation du cheval. Et ça marchait très bien!

Publié dans Belgique

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C
Alors comme ça, tu avais 6 ans et tu te souviens encore que "le soleil traversait le feuillage et les fougères tapissaient le sol au pied des arbres d'un plumetis de vert teinté d'un brun timide." Dis donc, Edmée, quelle mémoire infaillible ! ;-))<br /> Je te taquine, bien sûr ! Ton texte est absolument superbe; on meurt d'envie de monter dans la petite calèche avec vous et de se blotir sous la couverture orange.<br /> <br /> Faline, c'était le nom de la fiancée de Bambi, non ?
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E
<br /> Faline était la maman de Bambi! Et oui, je me souviens des fougères parce que ma maman à moi a fait une photo splendide, si je la retouve je te l'enverrai!<br /> <br /> <br />
A
C'est rempli de délicatesse et s'achève avec humour.<br /> <br /> Merci de partager vos réminiscences.
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E
<br /> Merci mille fois de votre visite, damoiselle Anne-Sophie!<br /> <br /> <br />
U
A nouveau un très beau texte sur les petits bonheurs de l'enfance et de la vie quotidienne! Votre style me fait vraiment penser à celui des auteurs belges Nicole Verschoore, Colette Nys-Mazure ou René Henoumont.<br /> Merci pour le message et les suggestions laissés sur mon blog à l'occasion de mon centième article.
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E
<br /> Merci de votre visite! La mémoire est une cinémathèque, et l'âge fait remarquer ce qu'on avait survolé autrefois! C'est merveilleux!<br /> <br /> <br />